Entretien avec l’avocat de la défense Stéphane Bourgon, réflexions sur le procès Ntaganda : Deuxième partie

Stéphane Bourgon est l’avocat principal de Bosco Ntaganda, l’ancien chef adjoint de l’état-major général des Forces patriotiques pour la libération du Congo (FPLC), qui est jugé devant la Cour pénale internationale (CPI) depuis septembre 2015. L’accusation poursuit M. Ntaganda pour avoir commis des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité en 2002 et 2003 dans le district de l’Ituri, en République démocratique du Congo, où les FPLC, la branche armée d’un mouvement rebelle dénommé l’Union des patriotes congolais (UPC), étaient impliqués dans un conflit armé. M. Ntaganda a nié toutes les charges portées à son encontre. La défense et l’accusation ont prononcé leurs plaidoiries finales devant les juges en août 2018.

En décembre 2018, Me Bourgon s’est entretenu avec Wairagala Wakabi d’International Justice Monitor. Dans la seconde partie de cet entretien en deux volets, Me Bourgon a débattu de certaines allégations clés et confié ses réflexions sur les moments décisifs du procès.

WW : Quelle a été la réponse de M. Ntaganda aux allégations de recrutement et d’utilisation d’enfants soldats au sein de l’UPC / des FPLC ?

SB : M. Ntaganda a toujours affirmé qu’aucune personne de moins de 15 ans n’avait été entraînée par les FPLC ou n’avait combattu dans ce groupe. M. Ntaganda a expliqué pourquoi il ne le voulait pas et pourquoi il ne l’a pas fait.M. Ntaganda a témoigné que, en cas de doute et étant donné l’absence de certificats de naissance ou de pièces d’identité fiables, une évaluation visuelle était réalisée pour s’assurer que les personnes étaient suffisamment âgées pour rejoindre les FPLC.

Concrètement, cette affaire se distingue nettement d’autres cas de conflits situés dans le monde dans lesquels la pratique de recruter des soldats mineurs et de les utiliser à diverses fins s’effectue à large échelle et est largement médiatisée. D’après la défense, les éléments de preuve de ce procès démontrent que la situation était éloignée de cette pratique.

WW : M. Ntaganda a également été accusé d’avoir commis lui-même des viols et est accusé de cautionner les viols, particulièrement celui des filles soldats, au sein de la milice. Quel est son témoignage et ses preuves à ce sujet ?

SB : M. Ntaganda n’a pas été inculpé d’avoir commis lui-même des viols bien qu’une allégation ait été faite mais hors du cadre de l’acte d’accusation. La position de la défense est que si cette allégation avait pu être considérée comme fiable, elle aurait été intégrée aux charges portées à son encontre. M. Ntaganda a fermement témoigné que non seulement il n’avait pas commis de viol mais qu’il n’aurait jamais toléré un viol au sein des rangs des FPLC et qu’il aurait sévèrement puni ces rares cas s’il en avait eu connaissance. Le témoignage de M. Ntaganda a été corroboré par le témoignage des témoins, notamment ceux de ses subordonnés masculins et féminins qui ont confirmé son point de vue en la matière.

WW : Et que dire des allégations de commission de meurtre, y compris de sa part ? Un incident cité par l’accusation est le meurtre présumé d’un prêtre dénommé Boniface Bwanalonga.

SB : M. Ntaganda a apporté un témoignage détaillé sur cet événement et a nié catégoriquement avoir tué ou ordonné le meurtre du prêtre Bwanalonga. Il n’y a qu’un seul témoin oculaire de l’accusation qui a corroboré cette allégation que la défense a présenté à la Chambre de première instance comme étant totalement discrédité et très peu fiable.

WW : Le principe de « responsabilité de commandement », qui signifie que les supérieurs peuvent porter la responsabilité des actions de leurs subordonnés, est important dans cette affaire. Les preuves présentées par l’accusation démontrent que M. Ntaganda avait connaissance des crimes commis par ses combattants mais qu’il ne les a ni arrêtés ni punis et les a cautionnés et même encouragés. Quelle a été la réaction de la défense ?

SB : Cette allégation a été catégoriquement démentie par M. Ntaganda, sous serment. Il a cité pendant son témoignage de nombreux exemples précis où il avait puni des subordonnés pour leurs crimes. « La responsabilité de commandement » n’implique pas une responsabilité pénale s’appuyant sur le principe d’une responsabilité stricte mais exige plutôt que les commandants soient diligents pour dissuader et punir ces crimes. La défense n’a pas affirmé qu’aucun crime n’avait été commis ou qu’il n’y a pas de véritables victimes des crimes mais plutôt que M. Ntaganda n’avait pas commis ces crimes et qu’il s’était appliqué à essayer de les réprimer quand il en avait connaissance.

En réalité, comme indiqué lors des plaidoiries, la défense a plaidé que tout au long de la période couverte par les charges, les actes et la conduite de M. Ntaganda avaient contribué et conduit à moins de dommages infligés à la population civile que s’il ne s’était pas impliqué.

WW : La défense a nié qu’il y ait eu un plan commun au sein de l’UPC / des FPLC pour attaquer des membres de l’ethnie Lendu, notamment les civils, et que M. Ntaganda était un acteur clé sur ce plan. Quelles sont la théorie et les témoignages de la défense sur ce point ?

SB : Le point de vue de la défense est que l’UPC / les FPLC constituaient une organisation multiethnique qui était véritablement engagée dans la réconciliation et la stabilité de l’Ituri. Comme le révèle les preuves avancées, avant d’être chassée de Bunia en mars 2003 par une coalition de forces comprenant des combattants Lendu mais dirigée par les UPDF (Forces de défense du peuple ougandais, l’armée nationale du pays), l’UPC a réussi à faire signer un accord de paix avec tous les groupes ethniques. Seuls deux membres d’une des délégations, qui constituaient une minorité dans cette délégation, ont refusé de signer.

Parallèlement, pendant la période couverte par les charges, l’UPC / les FPLC étaient déterminés à combattre les groupes armés qui étaient contre la vérité et le processus de réconciliation. Cet ennemi, tel que cela a été établi dans l’affaire [Germain] Katanga, a commis des meurtres à une échelle bien plus grande que ceux qui auraient été commis par les FPLC. La position de la défense est que les opérations militaires des FPLC étaient non seulement conduites en toute légalité mais, étant donné ce contexte plus large, raisonnables et justifiées.

WW : Au cours de ce procès, l’accusation a eu accès aux conversations téléphoniques de M. Ntaganda au centre de détention. Comment cela a-t-il affecté les plaidoiries de la défense et de l’accusation ?

SB : les répercussions ont été profondes. Lors de la présentation du dossier de l’accusation, en donnant accès à ces conservations afin de déceler si des infractions avaient été commises contre l’administration de la justice, l’accusation était en mesure de savoir, à l’avance,ce que la défense ferait alors que la défense ignorait que ces informations étaient en possession de l’accusation.

L’accusation a ensuite été autorisée à utiliser certains de ces enregistrements pour contre-interroger M. Ntaganda sur le fond des charges retenues à son encontre. Le point de vue de la défense, toutefois, est que même si M. Ntaganda a débattu de la stratégie de la défense dans ces conversations, elles n’ont révélé rien d’autre que le fait que M. Ntaganda parlait à des personnes, de nombreuses années après les faits, pour se rafraîchir la mémoire sur l’enchaînement des événements. La défense a ensuite estimé qu’il n’y avait pas la moindre indication dans ces enregistrements prouvant une tentative d’encourager un témoin potentiel à mentir. M. Ntaganda n’est toujours pas inculpé pour ces délits par l’accusation.

WW : À un certain moment, la défense a déposé une demande de non lieu que les juges ont finalement rejeté. Qu’est ce qui a poussé la défense à déposer cette demande et pourquoi les juges ont-ils été en désaccord avec vos arguments à cet égard ?

SB : La Chambre de première instance n’a pas, en réalité, rejeté de demande de non lieu, elle a plutôt refusé de l’entendre. Cette décision a été également confirmée par la Chambre d’appel. La demande que la défense a indiqué vouloir déposer ne s’applique pas à l’ensemble du dossier mais seulement à des éléments limités de ce dernier mais, plus important encore, sur le fait qu’il n’y avait pas d’éléments de preuve pour appuyer une condamnation de M. Ntaganda par rapport à l’opération militaire de février 2003.

WW : En appréhendant le procès dans son intégralité, quels seraient d’après vous les questions ou moments marquants qui se sont dégagés ?

SB : Le témoignage de M. Ntaganda a été un évènement majeur. Il a eu le courage de raconter son histoire sous serment, en se soumettant à deux semaines de contre-interrogatoire. C’est un exercice à la fois épuisant et périlleux, dans lequel l’attitude de l’accusé et chaque mot qu’il prononcera fera l’objet d’un examen attentif par la Chambre de première instance.

Ntaganda s’est cependant engagé dans cet exercice ardu, a assumé la responsabilité de ses actions tout en mettant en évidence tout ce qu’il avait fait et pourquoi. Rétrospectivement, je peux dire que je suis vraiment fier de la manière avec laquelle M. Ntaganda a entrepris cet exercice, en majeure partie en séance publique, répondant à toutes les questions et partageant son expérience sur les événements. Son témoignage a vraiment permis d’apporter une perspective à ses actions qui auraient été considérées d’une autre manière, hors de leur contexte. La volonté de M. Ntaganda de témoigner, indépendamment de l’issue de son procès a été une contribution importante à la mission de la Cour pénale internationale.

Comme la défense l’a expliqué lors de sa plaidoirie finale, déterminer les cas où des témoins clés de l’accusation ont apporté des faux témoignages est un autre aspect très significatif de cette affaire.

Enfin, l’accusation fait un parallèle entre les enquêtes menées en vertu de l’article 70 [à l’encontre de M. Ntaganda pour subornation de témoins présumée] tout au long de la procédure est également un événement marquant. Les informations auxquelles l’accusation a réussi à avoir accès, la pression imposée sur la défense pour devoir répondre aux allégations continues de subordination faites par l’accusation tout en représentant M. Ntaganda sur les aspects de fond de l’affaire, et le fait qu’il n’a toujours pas été inculpé par rapport à ces allégations sont très révélateurs.