Entretien avec Stéphane Bourgon, avocat représentant Bosco Ntaganda : 1ère partie

Stéphane Bourgon est le conseil principal de Bosco Ntaganda, un ancien chef rebelle de la République démocratique du Congo (RDC) qui répond de 13 chefs de crimes de guerre et de 5 chefs de crimes contre l’humanité devant la Cour pénale internationale (CPI). Dans la première partie de cette interview, il s’entretient avec International Justice Monitor des défis que la défense rencontre dans la préparation du procès et dans le recrutement des enquêteurs en RDC ainsi que des points litigieux à ce jour du dossier de l’accusation.

 Wairagala Wakabi (WW) : Au début du procès, en septembre dernier, vous avez rencontré beaucoup de problèmes. Vous disposiez d’une petite équipe qui était novice dans l’affaire et vous aviez un grand nombre d’éléments de preuve à examiner. Avez-vous rattrapé votre retard maintenant et de quelle manière cela a-t-il affecté votre plaidoirie ?

Stéphane Bourgon (SB) : Nous l’avons presque rattrapé à présent bien que nous sentions toujours les contrecoups du fait nous n’avons pas eu suffisamment de temps pour nous préparer pour le procès avant le commencement de la présentation des moyens à charge.

Laissez-moi toutefois vous expliquer pourquoi nous avons besoin de plus de temps pour nous préparer au procès. Tout d’abord, j’ai été désigné pour représenter M. Ntaganda mi-août 2014, après le retrait du conseil précédent, à savoir seulement neuf mois avant la date initialement fixée pour l’ouverture du procès. Je me permets de souligner également qu’un seul membre permanent de l’équipe précédente est resté avec la nouvelle équipe et que plus de deux mois ont été nécessaires pour engager de nouveaux membres. Bien que l’équipe précédente nous ait apporté un grand nombre d’informations sur les éléments sur lesquels ils avaient travaillé, notre préparation pour le procès n’a commencé qu’en novembre 2014.

Malgré ce départ tardif, mon intention, fondée sur les instructions de M. Ntaganda, était de commencer le procès le plus tôt possible. Ainsi, en septembre 2014, j’ai informé le juge président que je pourrais être prêt à commencer le procès en juin 2015 si certaines conditions étaient réunies. Premièrement, j’ai demandé à recevoir le mémoire préalable au procès de l’accusation trois mois avant le début du procès, soit en mars 2015 au plus tard. Deuxièmement, j’ai insisté pour que la divulgation par l’accusation de documents, en application des règles, soit également terminée trois mois avant l’ouverture du procès. Enfin, j’ai indiqué clairement à la Chambre de première instance que j’avais besoin sans attendre d’au moins un assistant juridique supplémentaire dans mon équipe.

Deux évènements se sont produits en janvier 2015 qui ont profondément modifié la situation et ma capacité à être prêt pour le procès le 2 juin 2015, la date fixée précédemment par la Chambre de première instance. D’une part, l’accusation a ajouté à son dossier plus de 15 nouveaux témoins sur lesquels elle compte s’appuyer de manière importante. D’autre part, la taille du dossier de l’accusation en termes de divulgation a triplé.

Par conséquent, il m’est apparu rapidement que notre équipe ne pourrait pas être prête pour le procès le 2 juin 2015. De ce fait, début avril, deux mois avant l’ouverture prévue du procès, j’ai informé les juges que, étant donné cette nouvelle situation, nous ne serions pas en mesure d’être prêts pour débuter le procès à la date prévue. Un autre problème a ensuite affecté notre capacité à être prêt pour le 2 juin, à savoir les difficultés rencontrées dans la conduite des enquêtes nécessaires en RDC.

WW : Compte tenu du fait que le procès a commencé alors que vous n’aviez pas suffisamment étudié et exploité les documents de l’accusation, quelles conséquences cela a-t-il eu sur l’affaire jusqu’à présent ?

SB : Comme vous le savez, les déclarations liminaires se tiendront finalement début septembre et l’accusation appellera son premier témoin le 15 septembre, plus de trois mois après la date initialement fixée pour le procès. Néanmoins, le temps supplémentaire accordé s’est révélé être très peu utile pour au moins trois raisons. Premièrement, lors de cette période, nous n’avons pu mener aucune enquête en RDC Deuxièmement, nous étions également à cette période engagé dans des litiges chronophages visant à remettre en cause l’évaluation des juges du délai nécessaire dont nous avions besoin pour être prêts pour le procès. Troisièmement, nous étions encore impliqué dans un litige complexe et également chronophage sur deux fronts, à savoir la situation de nos enquêteurs en RDC et les allégations exprimées par l’accusation des mois auparavant selon lesquelles M. Ntaganda avait tenté d’exercer des pressions sur des témoins.

En conséquence, notre équipe n’a pu examiner de manière approfondie la totalité des documents communiqués par l’accusation afin de contre-interroger efficacement les témoins de l’accusation. Bien que rétrospectivement, nous soyons satisfaits du résultat des contre-interrogatoires que nous avons effectués des premiers témoins de l’accusation, il est vrai que cette situation a fortement affecté notre capacité à représenter M. Ntaganda. Nous devons constamment faire du rattrapage avec l’accusation tout en nous efforçant d’augmenter notre capacité à conduire des enquêtes en RDC. Comme je l’ai déjà indiqué, nous avons pratiquement rattrapé le retard par rapport à l’accusation. Le tournant sur ce point est survenu en janvier 2016. Depuis ce moment-là, nous avons pu examiner la plupart des documents communiqués par l’accusation et mener des enquêtes efficaces sur le terrain.

WW : Ce qui nous amène aux problèmes que vous avez rencontrés avec les enquêtes sur le terrain. Qu’est ce qui vous a entravé dans le recrutement des enquêteurs et dans la conduite des enquêtes ?

SB : Trouver un bon enquêteur est difficile. L’objectif est de trouver un enquêteur qui possède de solides compétences techniques, une connaissance suffisante de la situation et de bons contacts sur le terrain. Contrairement aux affaires précédentes dans lesquelles j’étais engagé et qui étaient jugées par d’autres cours et tribunaux internationaux, trouver un bon enquêteur à Bunia, en RDC, s’est avéré être plus difficile que prévu.

Quand j’ai été désigné pour représenter M. Ntaganda, presque aucune enquête n’avait été menée depuis mars 2014, ce qui coïncide avec la fin des audiences de confirmation des charges. La première mission d’enquête a été réalisée en décembre 2014, avec l’aide de l’enquêteur initialement employé par l’équipe de défense précédente mais il n’a pas été possible de continuer à travailler avec lui étant donné son manque de disponibilité.

Et même si j’ai pu conserver les services de deux nouveaux enquêteurs, que nous appelons en réalité « personnes ressources », jusqu’à février 2015, peu d’enquêtes ont été menées avec leur aide compte tenu de contraintes logistiques. Plus important encore, en juin 2015, j’ai dû arrêter de travailler avec ces enquêteurs à la suite d’une décision rendue par la Chambre de première instance qui est restée jusqu’à ce jour confidentielle. Si une version expurgée pour le public de la décision de la Chambre de première instance est présentée, je pourrais vous en dire plus.

Jusqu’à septembre 2015, puisque le procès suivait son cours, j’ai réussi à obtenir les services d’un enquêteur professionnel et d’une personne ressource locale pour reprendre nos enquêtes sur le terrain. Malheureusement, à la suite de contacts involontaires entre nos enquêteurs et les témoins de l’accusation ainsi que d’allégations d’irrégularités exprimées par l’accusation, nos enquêtes sur le terrain pour la défense se sont arrêtées encore une fois. C’est la raison pour laquelle nous n’avons pas été en mesure de conduire des enquêtes significatives jusqu’à janvier 2016.

WW : Comment avez-vous perdu ces enquêteurs ?

SB : Comme je l’ai indiqué précédemment, la décision rendue par la Chambre de première instance concernant les enquêteurs avec lesquels nous avons travaillé entre février et mai 2015 est confidentielle. Par conséquent, je ne suis pas en mesure actuellement de vous donner plus d’informations sur ce point. Je me contenterai de dire qu’aujourd’hui nous avons un enquêteur et deux personnes ressources qui mènent des enquêtes sur le terrain, ce qui permet d’enquêter sur les poursuites comme nous aurions dû avoir la possibilité de le faire avant l’ouverture du procès.

WW : Pouvez-vous dire quelques généralités sur ce problème ?

SB : Je ne suis malheureusement pas en mesure de le faire jusqu’à ce qu’une version expurgée pour le public de cette décision de la Chambre de première instance concernant les enquêteurs qui travaillaient avec nous pendant cette période de février à mai 2015 soit présentée. Comme pour l’enquêteur professionnel qui a travaillé avec nous à compter de septembre 2015, sa démission est également liée à une décision confidentielle rendue par la Chambre de première instance, je ne peux vous en dire plus à ce sujet.

WW : Le procès est entendu par périodes, ce qui n’est pas le cas de la plupart des autres affaires de la Cour. Comment l’avez-vous géré ?

SB : Dans les affaires précédentes dans lesquelles j’ai été engagé et qui étaient jugées par d’autres cours et tribunaux internationaux, les procédures n’étaient pas menées en périodes de témoignages fixes comme dans le cas présent. Malgré tout, la pratique des ajournements à intervalles réguliers est courante dans la plupart des affaires. Pour la défense de M. Ntaganda, les périodes de témoignage utilisées dans cette affaire ont prouvé leur grande efficacité. Honnêtement, sans le système de périodes de témoignage, nous n’aurions pas été capables de rattraper l’accusation.

Les courtes pauses entre les périodes de témoignage nous ont également permis de faire respecter les obligations de divulgation et de levée des corrections standards pour l’accusation au moins quelques jours avant la comparution des témoins.

Tant que les périodes de témoignage ne sont pas trop longues et les pauses trop courtes, nous croyons que ce système conduira sur le long terme à un procès plus court. Il subsiste, toutefois, quelques inconvénients tels que la pression imposée aux parties pour qu’elles terminent le témoignage des témoins prévus à comparaître dans une période de témoignage spécifique.

Il est entendu que ce système ne peut fonctionner et produire des résultats si que si la partie qui contre-interroge est informée bien à l’avance des témoins qui seront appelés à comparaître. Même si la Chambre de première instance a réussi à fixer des dates pour chaque période bien à l’avance, l’accusation n’a pas été en mesure de fournir ses listes de témoins plus de 30 jours à l’avance, ce qui a handicapé pour la défense le fait d’être prête à temps.

WW : L’accusation a appelé 30 témoins environ et vous nous avez dit que vous aviez mené vos enquêtes il y a quelque temps déjà. Quel est la réaction de la défense à certains témoignages qui ont été entendus jusqu’à présent de la part des témoins de l’accusation ?

SB : Il n’y a pas eu de grande surprise pour l’instant. Les témoignages que l’accusation a tenté de réfuter par le biais des témoignages de ses témoins ayant comparu correspondent à ce qui était attendu de leur part. Dans de nombreux cas, nous sommes confiants sur le fait que nous avons réussi à démontrer par nos contre-interrogatoires que les témoignages apportés par ces témoins ne sont pas fiables.

Des questions importantes sont malgré tout survenues, qui se sont révélées être problématiques. Premièrement, dans un certain nombre d’occasions, l’accusation a tenté de faire admettre le témoignage de témoins concernant les allégations de crimes commis par M. Ntaganda en personne qui se trouve soit dans la version mise à jour du Document contenant les charges (UDCC) ou, dans certains cas, dans le mémoire préalable au procès de l’accusation. De plus, l’accusation a également essayé de faire admettre le témoignage de témoins concernant des crimes présumés qui auraient été commis hors, et en réalité après, le champ temporel de cette affaire contre M. Ntaganda.

Nous déplorons cette pratique, dont l’impact est double : tout d’abord, elle est injuste puisque nous sommes appelés à contre-interroger des témoins, très souvent à la dernière minute sur des crimes pour lesquels M. Ntaganda n’est pas accusé, sans avoir l’opportunité d’enquêter et de se préparer pour contester ce témoignage Deuxièmement, et indépendamment de la valeur probante qui sera attribuée à ce témoignage par la Chambre de première instance à la fin du procès, il fait maintenant partie du dossier et nous n’avons pas d’autre choix que de contrer ces allégations et si nécessaire de se préparer et de présenter une défense sur ce point. Inévitablement, cela rallongera le procès alors que l’objectif devrait être de le raccourcir dans la mesure du possible, sans violer les droits de M. Ntaganda.

Une autre question importante qui en découle est la nature de la preuve produite par l’accusation par le biais de ses témoins. Dans la plupart des cas, elle est indirecte et secondaire. Le mot rumeur est insuffisant pour décrire le type de témoignage que nous avons entendu de la part de [certains] témoins. Hélas, la Chambre de première instance, malgré qu’elle ait indiqué à chaque témoin au début de son témoignage de se concentrer sur ce qu’il avait fait, vu ou entendu par lui-même, adopte une approche très libérale et permet aux témoins d’apporter un témoignage sur des questions qu’ils connaissent pour une raison ou une autre, sans éclaircir la manière dont ils ont eu connaissance de ces évènements.

Nous comprenons que la Chambre de première instance est composée de juges professionnels qui sont en mesure d’apprécier à sa juste valeur les preuves de cette nature au terme du procès. Il n’en demeure pas moins, qu’une fois que cette preuve est entendue en salle d’audience, elle est versée au dossier. Par conséquent, nous n’avons pas d’autre choix que de remettre en cause cette preuve et, le cas échéant, de préparer une défense sur ce point. Jusqu’à présent, il en a résulté directement un allongement de nos contre-interrogatoires, qui sont beaucoup plus longs qu’ils ne devraient l’être. Cela rallongera inévitablement le procès.

WW : Sur la question d’apporter un témoignage sur des faits non contenus dans l’UDCC ou dans le mémoire préalable au procès de l’accusation, y avez-vous fait objection ou demandé aux juges de ne pas laisser présenter ce témoignage ?

SB : Nous avons évidemment fait objection à cette pratique de nombreuses fois. Malheureusement, dans la plupart des cas, la Chambre de première instance rejeté nos arguments et a autorisé l’accusation à présenter un témoignage en rapport avec des crimes présumés qui ne figurent pas dans l’UDCC. La Chambre de première instance a plutôt accepté le point de vue de l’accusation selon lequel cette preuve avait quelque pertinence dont une valeur probante pouvait résulter.

Nous avons accepté les décisions de la Chambre de première instance dans ce cas bien que nous continuerons à soulever des objections à cette procédure. Pourtant, la véritable difficulté réside pour nous dans le fait que la Chambre de première instance a rejeté nos demandes de porter la question devant la Chambre d’appel par le biais d’un appel interlocutoire.

WW : Je me souviens d’un cas où il y avait un témoignage arguant que M. Ntaganda avait pris part directement à un viol. La défense a fait objection et les juges ont rendu une décision.

SB : Nous sommes cependant surpris de la décision. Je crois qu’il s’agit d’une décision publique mais je ne suis pas sûr, aussi je me limiterai à faire des observations d’ordre général Cette question portait sur une allégation de viol qui aurait été commis par M. Ntaganda en personne à l’encontre d’une victime qui, selon l’accusation, n’était ni un civil ni un enfant soldat. Puisque l’UDCC ne renferme aucune charge à l’encontre de M. Ntaganda pour le viol de membres de son propre groupe armé, nous affirmons que le témoin ne devrait pas témoigner au sujet de cet événement car il n’est pas pertinent par rapport à cette accusation spécifique et a peu si ne c’est pas du tout de valeur probante.

La Chambre de première instance a décidé d’entendre le témoignage, ce qui, à notre avis, n’est pas équitable puisque le préjudice potentiel de ce témoignage est dépasse largement la valeur probante de ce témoignage. Il va sans dire que nous avons dû contre-interroger de manière exhaustive ce témoin et que nous aurons à appeler un ou plusieurs témoins lors de la présentation de la plaidoirie de la défense, ce qui va encore rallonger le procès.

WW : Mais les charges retenues à l’encontre de M. Ntaganda sont également très nombreuses aussi j’imagine qu’il y a beaucoup de témoignages et de témoins à entendre.

SB : Il y a vraiment beaucoup de charges et beaucoup plus de témoins à entendre, par conséquent le procès sera inévitablement long. Notre avis est toutefois que les preuves produites par l’accusation par le biais de ses témoins devraient se concentrer sur les charges contenues dans l’UDCC et les dépositions des témoins devraient être limitées à ce qu’ils ont fait, vu et entendu en personne.